Longtemps, je me suis torturée sur un tapis de yoga. Ce début humblement emprunté à Proust n’a rien de romanesque. J’ai été danseuse et mon corps m’appartenait. Nous étions -les danseurs – dressés à la perfection, c’était l’objectif qui nous habitait du matin au soir, dans une épuisante et féroce rivalité avec nous-mêmes et les limites de nos corps.
C’était il y a longtemps. Mais pendant des décennies, jusque récemment je dois le reconnaitre, j’ai été habitée par l’impossible quête de ne pas laisser le temps qui passe modifier, altérer, transformer ce qu’étaient mes possibilités d’alors. A la recherche de ce Graal perdu d’avance, je ne pouvais que m’épuiser. J’étirais mes muscles qui résistaient et souffraient de moins en moins en silence, je forçais mon corps vieilli, fracturé, à revenir au moule originel, perpétuellement confrontée à l’impossible. Faire « ce que je pouvais » ne suffisait pas. Et cette exténuante recherche du Paradis perdu que me soufflait ma frustration ne s’arrêtait pas au corps, mais s’insinuait dans nombre de domaines de ma vie.
Quelques personnalités rencontrées virtuellement sur IG ont été mon épiphanie vers une question fondamentale : et si on changeait d’histoire ? J’y ai découvert des personnes travaillant sur un nouveau genre de mouvements créés de toutes pièces, qui avaient acquis, souvent au terme d’un long voyage intérieur, d’accidents ou d’une prise de conscience de l’inanité de cette absurde recherche de perfection, l’intelligence qui me manquait. Ces personnes ne préconisaient pas d’«accepter ses limites », injonction classique qui m’a toujours semblée tristement moralisatrice, tant elle résonne en moi comme un arrêt sur image, l’abandon de de toute possibilité de progression, la dernière gare, le terminus, comme un appel à un renoncement serein auquel je ne suis pas prête. Elles proposaient de les tester, non pas comme un épuisant challenge visant à les dépasser éternellement, mais de trouver d’autres possibilités d’expression. De lâcher les objectifs inatteignables, d’explorer ce qui est possible, et de le cultiver. Et de remplacer la souffrance par la joie. Cette évidence, si longue qu’elle ait été à accepter pour moi a été mon Chemin de Damas. Ce n’était pas juste des conseils théoriques, des phrases toute faites. Elles joignaient, si je puis dire, le geste à la parole, et dans des vidéos ou apparaissent clairement la joie du corps et la sincérité de leurs parcours, elles montraient combien bouger librement, créer petit à petit le mouvement qui vous convient, celui que chaque corps peut accepter, intégrer comme étant sa maison, répéter pour en créer sa propre version et surtout, combien sortir de l’obsession stérile du « toujours mieux » nous transforme en profondeur. Il ne s’agit pas de danse libre, mais d’expérimenter, à partir d’un mouvement donné, de quelle manière chaque corps peut apprivoiser ce mouvement ou s’en éloigner, le modifier, inventer des chemins de traverses qui respectent sa propre histoire. Ce qui est proposé là n’est pas de faire « ce qu’on peut » à partir d’un modèle donné, mais de faire autre chose. Elles ne suggèrent pas d’accepter nos limites, elles proposent de s’amuser à partir de nos limites, et ce nouveau regard est une métamorphose. Elles m’ont permis de sortir d’une approche doloriste de l’effort hérité de la danse et du désir de retrouver ce corps aux possibilités imaginaires qui n’était plus le mien. Et dans cette approche joyeuse et salvatrice où rien n’est jamais statique, on retrouve l’enthousiasme du possible, le chemin que l’on peut encore parcourir et nos capacités d’invention, sur un tapis comme dans la vie.
Alors le corps cesse d’être un corps-esclave au service d’un espoir toujours déçu et devient source de joie infiniment libératrice, terre nouvelle à enrichir sans cesse. Et peu à peu, cette philosophie de vie, car c’en est une, éclaire avec malice et humanité tous les domaines de nos vies.
Marie-Paule Faure, enseignante en méditation.